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Barack Obama, Une Terre promise, Fayard, 2020.

« J’AI COMMENCÉ À ÉCRIRE CE LIVRE peu après la fin de ma présidence – Michelle et moi étions montés à bord d’Air Force One pour la dernière fois et avions mis le cap à l’ouest pour prendre des vacances longtemps reportées. L’humeur dans l’avion était douce amère. Nous étions l’un et l’autre épuisés, physiquement et mentalement, pas seulement par le labeur des huit années écoulées, mais aussi par l’issue inattendue d’une élection qui avait vu quelqu’un de diamétralement opposé à tout ce que nous défendions choisi pour me succéder. Toutefois, ayant assuré notre part de la course jusqu’au bout, nous éprouvions une certaine satisfaction à savoir que nous avions fait de notre mieux – et, en dépit de tout ce que je n’avais pu accomplir en tant que président, même si je n’avais pu mener à bien tout ce que j’avais espéré, le pays était à présent en meilleure voie que lorsque j’avais pris mes fonctions. Pendant un mois, Michelle et moi avons fait la grasse matinée, dîné en prenant notre temps, effectué de longues promenades, nagé dans l’océan, fait le bilan, ravivé notre complicité, redécouvert notre amour et envisagé un deuxième acte moins tumultueux mais, espérions-nous, pas moins épanouissant. Et, quand j’ai été prêt à me remettre au travail, à m’asseoir à ma table avec un stylo et un carnet (j’aime encore écrire à la main, je trouve que l’ordinateur confère même à mes premiers brouillons un lustre trop brillant et pare les idées inabouties d’une netteté factice), j’avais en tête les grandes lignes du livre.
Je souhaitais d’abord et avant tout rendre compte avec honnêteté des années de ma présidence – pas seulement évoquer les événements historiques qui avaient jalonné mes deux mandats et les personnalités importantes que j’avais côtoyées, mais également raconter certains vents contraires, politiques, économiques et culturels, qui avaient défini les défis à relever par mon gouvernement, et les choix que moi-même et mon équipe avions faits en conséquence. Je voulais, autant que possible, offrir au lecteur une idée de ce que c’est qu’être président des États-Unis ; je voulais lever un coin du voile et rappeler aux gens que, au-delà du pouvoir et du faste, il ne s’agit que d’un travail, que notre gouvernement fédéral n’est qu’une entreprise humaine comme n’importe quelle autre, et que les hommes et les femmes employés à la Maison-Blanche connaissent le même mélange quotidien de satisfactions, de déceptions, de tensions au bureau, de bourdes et de menus triomphes que le reste de leurs concitoyens. Je voulais en définitive raconter une histoire plus personnelle, susceptible d’inspirer les jeunes gens envisageant une carrière dans la fonction publique : comment mon parcours politique avait réellement démarré, alors que je cherchais une place qui me conviendrait, un moyen d’expliquer les différentes branches enchevêtrées de mon héritage, et comment ce fut seulement en arrimant mon chariot à quelque chose de plus ample que moi que j’avais finalement été en mesure de me trouver une communauté et un but dans la vie.
J’imaginais pouvoir faire cela en cinq cents pages environ.
Je pensais pouvoir y arriver en un an. On peut affirmer que le processus d’écriture ne s’est pas tout à fait déroulé comme je l’avais prévu. Malgré mes meilleures intentions, le livre n’a cessé de croître en longueur et en ambition – ce qui explique pourquoi j’ai finalement décidé de le scinder en deux volumes. Je ne doute hélas pas qu’un écrivain plus talentueux aurait su raconter la même histoire avec davantage de concision (après tout, mon bureau privé lorsque j’étais à la Maison-Blanche jouxtait la chambre Lincoln où se trouvait un exemplaire sous verre des deux cent soixante-douze mots du discours de Gettysburg). Mais, chaque fois que je m’installais pour écrire – que ce soit pour raconter les premières phases de ma campagne, la gestion de la crise financière par mon gouvernement, les négociations avec les Russes sur la réduction des armements nucléaires ou les forces qui ont abouti au Printemps arabe –, je constatais mes réticences à produire un simple récit linéaire. Souvent, je me suis senti obligé de fournir des éléments de contexte aux décisions que moi et d’autres avions prises, et je ne souhaitais pas reléguer cet arrière-plan en notes de bas de page ou en fin d’ouvrage (je déteste les notes de bas de page et en fin d’ouvrage). Je me suis rendu compte que je n’étais pas toujours en mesure d’expliquer mes choix en citant des masses de données économiques ou en me remémorant de manière exhaustive un briefing au Bureau ovale, car ils avaient été façonnés par une discussion avec un inconnu pendant la campagne électorale, une visite dans un hôpital militaire ou une leçon apprise de ma mère quand j’étais petit. À maintes reprises, ma mémoire exhumait des détails en apparence anecdotiques (tâcher de trouver un endroit discret pour fumer une clope le soir ; un fou rire en jouant aux cartes avec mon staff à bord d’Air Force One) qui en disaient plus long que les archives officielles sur mes huit ans passés à la Maison-Blanche.
Au-delà de la difficulté à coucher les mots sur la page, je n’avais pas anticipé la tournure que prendraient les événements au cours des trois ans et demi après ce dernier vol sur Air Force One. Au moment où j’écris ces lignes, le pays est confronté à une pandémie mondiale et à la crise économique qui s’ensuit ; plus de 178 000 Américains ont déjà péri, nombre d’entreprises ont dû mettre la clé sous la porte et des millions d’Américains sont au chômage. Dans tout le pays, des personnes de tous horizons ont envahi les rues pour dénoncer les actes de policiers ayant entraîné la mort de femmes et d’hommes noirs qui n’étaient pas armés. Le plus troublant est que notre démocratie semble vaciller, être à la lisière d’une crise – une crise qui s’enracine dans la lutte entre deux visions fondamentalement opposées de ce qu’est et devrait être l’Amérique ; une crise qui laisse le corps politique divisé, furieux et méfiant, et a permis une violation des normes institutionnelles, des garde-fous réglementaires et une rupture de l’adhésion à la réalité factuelle que républicains et démocrates considéraient jadis comme allant de soi.

Cette lutte n’est pas nouvelle, bien sûr. À bien des égards, elle est constitutive de l’expérience américaine. Elle est inscrite dans les documents fondateurs qui, tout en proclamant l’égalité de tous les hommes, pouvaient considérer qu’un esclave ne comptait que pour trois cinquièmes d’un homme libre. Elle trouve son expression dans les premiers verdicts de nos tribunaux, comme lorsque le président de la Cour suprême explique sans ambages à des Amérindiens que les droits de leur tribu à transmettre des terres ne sont pas applicables, car les tribunaux du conquérant ne sont pas habilités à reconnaître les revendications légitimes des vaincus. C’est une lutte qui fut livrée sur le champ de bataille à Gettysburg et à Appomattox, mais aussi dans les enceintes du Congrès, sur un pont à Selma, dans les vignobles de Californie et les rues de New York ; une lutte à laquelle se sont livrés des soldats, mais plus souvent des militants syndicaux, des partisans du droit de vote pour les femmes, des porteurs Pullman, des leaders étudiants, des vagues d’immigrants, des activistes LGBTQ, seulement armés de pancartes, de tracts et d’une bonne paire de chaussures de marche. Au cœur de cette bataille qui dure depuis si longtemps se pose une question simple : nous soucions-nous de faire coïncider la réalité de l’Amérique avec ses idéaux ? Si tel est le cas, croyons-nous vraiment que nos principes – autodétermination et liberté individuelle, égalité des chances et égalité devant la loi – s’appliquent à tout un chacun ? Ou bien tenons-nous, en pratique si ce n’est en théorie, à réserver ces grandes idées à quelques privilégiés ?
Je sais que certains croient qu’il est temps de tirer un trait sur le mythe – qu’un examen du passé des États-Unis, voire un bref coup d’œil aux gros titres des journaux, montre que la conquête et l’assujettissement, tout comme un système de castes raciales et un capitalisme rapace, ont toujours primé sur les idéaux de cette nation, et que prétendre le contraire, c’est se rendre complice d’un jeu truqué dès le départ. Et je dois avouer que par moments, au cours de l’écriture de ce livre, alors que je réfléchissais à ma présidence et à tout ce qui s’est passé depuis, je me suis demandé si je n’étais pas trop mesuré lorsqu’il s’agissait de dire la vérité telle que je la voyais, trop prudent à la fois en paroles et en actes, tant j’étais convaincu qu’en appeler à ce que Lincoln nomme la part d’ange en nous augmentait mes chances de nous conduire vers l’Amérique qu’on nous avait promise.
Je l’ignore. Ce que je peux dire avec certitude, c’est que je ne suis pas prêt à renoncer à la possibilité de l’Amérique – pas seulement au nom des générations futures d’Américains, mais pour l’humanité dans son ensemble. Car je suis persuadé que la pandémie que nous traversons actuellement est à la fois une manifestation et une simple interruption de la marche inexorable vers un monde interconnecté, un monde où les peuples et les cultures ne pourront s’empêcher de s’entrechoquer. Dans ce monde-là – un monde de chaîne logistique mondiale, de transferts instantanés de capitaux, de réseaux sociaux, de changement climatique, de filières terroristes transnationales et de complexité toujours croissante –, nous apprendrons à vivre ensemble, à coopérer et à reconnaître la dignité des autres, faute de quoi nous périrons. Le monde observe donc l’Amérique – la seule grande puissance de l’Histoire à être constituée de personnes venues des quatre coins de la planète, comprenant toutes les races, religions et pratiques culturelles – pour voir si notre expérience en matière de démocratie peut fonctionner. Pour voir si nous pouvons faire ce qu’aucune autre nation n’a jamais fait. Pour voir si nous pouvons nous hisser à la hauteur de nos convictions.
Le jury n’a pas encore rendu son verdict. Quand ce premier volume sera publié, une élection aura eu lieu aux États-Unis et, si je crois les enjeux éminemment importants, je sais aussi qu’une élection ne réglera pas le problème. Si j’ai encore bon espoir, c’est que j’ai appris à faire confiance à mes concitoyens, notamment ceux de la nouvelle génération, qui tiennent l’égalité de tous les êtres humains pour une évidence et insistent pour que les principes que leurs parents et leurs professeurs leur ont enseignés deviennent réalité, sans peut-être y croire toujours eux-mêmes. Ce livre est avant tout pour ces jeunes gens une invitation à refaire le monde une nouvelle fois, et à faire advenir, par le travail, la détermination et une bonne dose d’imagination, une Amérique qui se mettra enfin au diapason de tout ce qu’il y a de meilleur en nous.

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