De la torture et des traitements inhumains et dégradants dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Rapport du Constitution Project.

Le 16 avril 2013, la fondation Constitution Project ─ une organisation non partisane de défense des valeurs de la Constitution américaine ─ a publié un imposant rapport sur la question de la torture et des traitements cruels inhumains ou dégradants infligés aux prisonniers par des agences fédérales de sécurité ou des institutions militaires dans le contexte de la politique de lutte contre le terrorisme défini par le président Bush après le 11-septembre. Ce rapport est le fruit du travail d’un groupe de travail (Task Force) réuni pendant deux ans afin de suppléer à l’opposition en 2009 du président Obama et de la majorité des sénateurs (démocrates et républicains) à la création de la commission pour la vérité (Truth Commission) envisagée par le président démocrate de la commission judiciaire du Sénat à propos des décisions liberticides de la présidence Bush.

Ces 602 pages témoignent certes d’un travail colossal, mais surtout, d’une expertise exigeante parce qu’assise sur un certain nombre d’exigences méthodologiques dont on peut regretter qu’elles ne soient pas toujours caractéristiques en France ─ exception faite de ceux de la Cour des comptes ─ de rapports (publics ou privés [ceux des think tanks par exemple]) relatifs à des politiques publiques. Plus fondamentalement, ce rapport trouve son intérêt initial dans sa prémisse anthropologique :

« Notre rapport repose, en partie, sur la croyance que toutes les sociétés se comportent différemment sous le stress ; à ces moments-là, elles peuvent même prendre des décisions qui sont en conflit avec leurs caractéristiques et leurs valeurs fondamentales. L’histoire américaine déjà connu de tels épisodes, comme l’internement des Américains d’origine japonaise pendant la Deuxième Guerre mondiale, qui pouvait avoir largement été accepté à l’époque, mais qui des années plus tard est éclairé d’une lumière particulièrement sombre. Ce qui pouvait avoir été généralement considéré comme un comportement compréhensible et justifiable peut, plus tard, devenir l’objet d’un regret historique. Les membres du groupe de travail croient qu’un examen aussi minutieux que possible de ce qui est arrivé pendant cette période de menace très sérieuse renforce la nation et nous équipe pour mieux faire face à d’autres crises susceptibles d’ocurrir. Avancer sans avoir fait un tel examen affaiblit notre prétention d’être l’Etat de droit par excellence ».

Est-il permis d’ajouter que c’est précisément cette absence de profondeur anthropologique que l’on a pris la liberté de reprocher aux critiques usuelles des législations anti-terroristes dans Sécurité, Libertés et Légistique (L’Harmattan, 2012) en posant cette question : pourquoi les discours critiques à l’égard des législations anti-terroristes (particulièrement en Europe) n’ont-ils quasiment aucune influence sur le contenu de ces législations ? Entre autres raisons, soutenions-nous, parce qu’ils ne prennent pas au sérieux la peur collective (ce que le rapport du groupe de travail du Constitution Project appelle pudiquement le « stress » (1)) en tant que puissant ressort politique, qu’ils ne le font pas parce qu’ils disqualifient d’office et moralement cette peur, parce qu’ils s’imaginent que l’idée même de la prendre en compte empêche d’avoir un point de vue libéral sur « l’état d’exception ». Pour tout dire, l’on s’est même surpris, à faire cette rétro-fiction : un « 11-septembre » aurait-il eu lieu en France ou en Allemagne, quelles politiques juridiques d’exception aurait-il justifié ? Sachant d’ailleurs que l’assimilation du terrorisme à une « guerre » est une invention européenne dont Jacques Chirac par exemple, alors Premier ministre, pensait pouvoir s’autoriser en 1986 (au moment des fameux attentats en France) pour non seulement « rétablir la peine de mort » (nonobstant le protocole n° 6 de la CESDH) mais également faire jouer la clause de sauvegarde de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme… (on est toujours étonné de constater l’absence de cet épisode dans la littérature contemporaine sur le droit anti-terroriste).

« Il est impossible de savoir comment l’Etat aurait réagi si ce sont les démocrates qui avaient été au pouvoir au moment du 11 septembre et devaient ainsi assumer les mêmes responsabilités. En effet, l’une des méthodes controversées examinées par le rapport ─ l’arrestation et la remise de personnes suspectes de terrorisme à des Etats réputés pour leurs mauvais traitements de personnes en détention ─ a connu ses premières applications significatives sous la présidence de Bill Clinton, soit bien avant le 11 septembre. Tout effort de comprendre comment des décisions extraordinaires allant jusqu’à des mauvais traitements de personnes privées de liberté doit commencer par la reconnaissance l’extraordinaire anxiété dont la nation a été saisie après le 11 septembre. Les plus grandes peurs des américains et de leurs dirigeants pendant cette période portaient sur la possibilité de nouvelles attaques venant de ceux-là mêmes qui avaient fait la preuve de leur capacité de faire des ravages à New York et à Washington. Les problèmes abstraits de limitation des pouvoirs de l’exécutif n’étaient ni une priorité ni une immédiate pour la plupart des Américains, que ce soit au niveau de l’Etat ou à l’extérieur. Et ces angoissantes appréhensions étaient encore plus excitées par les affaires d’anthrax des mois suivants ».

Ces dernières considérations du rapport du Constitution Project sont loin d’être simplement factuelles. Elles suggèrent que le terrorisme a une puissance de désarmement cognitif et analytique des décideurs et des institutions étatiques de sécurité sans commune mesure avec les incertitudes induites par tous autres événements susceptibles de justifier un « état d’exception » (accidents collectifs et guerre classique) : cette puissance n’est pas tant imputable à un « effet de surprise » et à la révélation par l’acte terroriste d’une « faille de sécurité » mais plutôt précisément au fait que nul ne sait ni peut savoir si et comment d’autres actes terroristes peuvent immédiatement survenir. Les choses sont très différentes en cas de guerre classique ou d’acte d’agression : l’on est supposé répondre par des décisions correspondant à des hypothèses tactiques ou stratégiques préétablies ou à configurer nouvellement. Et en cas d’accidents collectifs (cela est vrai y compris pour des catastrophes naturelles imprévues), une expertise scientifique et/ou technique disponible voudra faire des calculs de probabilité sur « ce qui peut encore se passer ». Rien de tel avec le terrorisme : de manière générale, lorsqu’un acte terroriste survient, les décideurs publics non seulement ne savent rien de ce qui peut encore se passer, mais en plus ils savent qu’ils ne savent pas.

Cette ignorance crue dans le moment même où il faut décider et faire savoir aux citoyens que des décisions sont prises ─ imagine-t-on un chef d’Etat ou de gouvernement, même de société démocratique, dire dans ce contexte « mes cher(e)s compatriotes, un attentat vient d’avoir lieu au métro Châtelet-Les-Halles [pardon pour ce parisianisme] mais nous ne savons pas s’il y en aura d’autres et nous ne faisons rien puisque nous ne savons rien » ─ a précisément cette conséquence que l’on surévalue considérablement la « faille de sécurité » qui a rendu l’attentat possible et que l’on conjecture beaucoup sur la possible existence d’autres failles. Et, les institutions policières de sécurité étant des formes « bureaucratiques » ─ et même des formes bureaucratiques par excellence dans un Etat de droit ─ fonctionnant avec des protocoles, des procédures, des règles en surplomb (même une décision « homicide » du président, soit l’ordre donné à la DGSE d’exécuter un individu à l’étranger, suit certaines formes), l’inclination est forte, lorsque survient le drame, d’établir un rapport d’engendrement entre des failles dans les règles et les protocoles et la « faille de sécurité » qui a rendu le drame possible. Dans cette perspective, c’est de manière très « naturelle » et avec la pression de l’urgence que l’on produit des règles nouvelles, exceptionnelles par définition (cas 1), ou que l’on « renforce l’efficacité » d’anciennes règles qui elles-mêmes étaient déjà exceptionnelles (cas 2). Les Etats-Unis correspondent au premier cas de figure puisque, à part la suspension de l’Habeas corpus décidé par Lincoln au moment de la guerre de sécession, ils n’avaient pas l’expérience d’un « état d’exception ». Les pays européens correspondent au deuxième cas puisqu’en France, en Allemagne, en Italie, au Royaume Uni etc. les législations antiterroristes sont loin d’être des générations spontanées mais plus souvent des mobilisations renouvelées de protocoles d’exception que les guerres, les guerres civiles, les émeutes et autres insurrections ont imprimé dans les mémoires policières européennes : « Si c’est ce que vous voulez me faire dire, Monsieur le professeur », nous a confié un jour une haute autorité policière à qui l’on disait voir un sous-texte dans son propos sibyllin, « alors oui je considère que ce fut une erreur d’abroger en 1993 les pouvoirs de police judiciaire des préfets. Il fallait plutôt laisser le texte “dormir”. On ne sait jamais ! Regardez comment lors des émeutes de 2005, la vieille loi de 1955 nous a été utile ! ».

Ce sont donc deux constats fondamentaux que dresse le rapport de Constitution Project.

« Peut-être la plus importante ou la plus remarquable découverte du groupe de travail consiste-t-elle dans le caractère indiscutable de la pratique de la torture par les Etats-Unis. Cette découverte, rapportée sans aucune réserve, n’est pas fondée sur quelque approche impressionniste de la question. Aucun des membres du groupe de travail n’est parvenu à cette conclusion simplement en se disant que les techniques en cause « sont à mes yeux des tortures » ou « j’aurais tendance à considérer cela comme de la torture » ». Cette première conclusion est quelque peu rhétorique. Car s’il est vrai qu’il existe toute une littérature, américaine au premier chef, qui s’est dispensée de l’élaboration juridique que suppose la qualification juridique de torture (nous avons déjà eu l’occasion, dans tel ou tel texte, de nous interroger sur l’antijuridisme de certains défenseurs européens des droits de l’homme et de… l’Etat de droit), il existait néanmoins déjà des textes pour faire cette conclusion sans antiaméricanisme (celui dont le slogan est, en substance, « Guantanamo ou les Indiens, rien de neuf sous le soleil ») et sans une autre part d’appréciation que celle induite par les définitions juridiques de la « torture » du « traitement inhumain », du « traitement cruel », du « traitement dégradant ». Mieux, c’est le département de la justice lui-même et l’Attorney General Eric Holder, qui, au tout début du premier mandat du président Obama, sont arrivés à cette conclusion, rejetant par la même occasion le fameux mémorandum, que le rapport reproduit, de notre éminent collègue le professeur John Yoo.

« La seconde conclusion importante du groupe de travail est que les plus hauts dirigeants de l’Etat ont sinon autorisé, du moins contribué au développement de pratiques de torture ». L’intérêt de cette seconde conclusion est plutôt dans la manière dont elle est éclairée par une réflexion empreinte de « sociologie » des organisations et de la décision alors que cette conclusion est ordinairement éprouvée chez les essayistes ou dans la presse dans un registre moral ou avec certaines formes de réductionnisme. L’administration Bush, écrit le rapport, a claironné que les conventions de Genève, « un instrument international tout ce qu’il y a de vénérable pour assurer le traitement humain des individus en temps de guerre ne s’applique pas aux gens d’Al Qaeda et aux Talibans » mais « sans jamais dire quelles sont les règles alternatives qui s’appliquent à eux ». La CIA de son côté a créé ses propres centres de détention et ses propres installations. « La conséquence de ces actions et déclarations est maintenant claire : nombre d’agents subalternes en ont inféré qu’ils pouvaient “ne pas prendre de gants” quant au traitement de prisonniers » et rétrospectivement le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld a approuvé tout ce qui se faisait. « Une bonne part de la torture pratiquée à Guantánamo, en Afghanistan et en Irak n’a jamais été explicitement autorisée », mais la validation des techniques de la C.I.A. a elle-même induit la mise de côté des normes juridiques traditionnelles relatives à la protection et aux droits des prisonniers. Et, « comme les généraux à la retraite des Marines Charles Krulak et Joseph Hoar l’ont dit, tout degré de “flexibilité” de la torture au sommet fait tomber la chaîne de commandement comme une pierre – l’exception rare devenant très vite la norme ». C’est cela même que Kathryn Bigelow a compris et qui rend son Zero Dark Thirty remarquable : le film décortique cliniquement « l’engrenage » de la torture comme process « bureaucratique » dans lequel les acteurs sont « libérés » (par les non-dits de leurs supérieurs qu’ils croient être des habilitations alors que ces non-dits sont la conséquence de la fameuse ignorance crue de ces supérieurs sur ce qui se passe) de l’exigence traditionnelle d’un ordre formel et explicite émanant d’un supérieur. C’est en même temps ce qui a coûté au film de Kathryn Bigelow : son film a quelque chose de wéberien alors que depuis le 11 septembre, c’est Milgram et sa fameuse expérience (psychologie) que l’on convoque régulièrement dans les grands médias pour essayer de « comprendre comment cela a pu être possible ».

PM, St., 22 avril 2013

(1) Lire à ce propos le très intéressant article inspiré par les attentats de Boston à Leon Wieseltier : "Don’t Move On. The Boston massacre and our emotional efficiency", The New Republic, 24 avril 2013.

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