Être juriste universitaire aux États-Unis. Sur la fabrique d’un sacerdoce

Comme l’Amérique elle-même, le monde des juristes universitaires américains est étendu, contradictoire, chaotique, excitant, décevant, robuste, influent et extrêmement vaniteux, riche et pauvre. Comment faire sens avec cela, dresser une topographie, et imaginer l’avenir ? La forme et la nature de l’univers des juristes universitaires furent fondamentalement dessinées par l’éclosion progressive des facultés de droit au sein de l’Université américaine.

Les « grands prêtres » des facultés de droit peuvent avoir eu tendance à porter haut l’affirmation de la commune vocation des juristes universitaires, des juges et des législateurs à constituer l’élite de l’enseignement du droit. Ils ont remarquablement réussi. Mais après le succès, il n’est pas impossible que les choses soient désormais différentes . C’est ce à quoi l’on voudrait consacrer la présente réflexion. L’on verra que si les facultés de droit ont structuré et continueront de structurer aux États-Unis la qualité d’universitaire, cet état de fait est néanmoins affecté par l’évolution contemporaine du marché du droit à l’échelle des États-Unis mais également à l’échelle internationale.

Trois périodes demandent à être distinguées dans l’histoire des juristes universitaires aux États-Unis. La première ne saurait être considérée comme étant proprement américaine, puisqu’elle intégra l’ensemble des pays de Common Law et s’articula précisément autour de la Common Law avant de se développer bon an mal an (*). Cette treatise period a couru du Moyen âge jusqu’au XIXe siècle tardif : il fallait alors faire émerger un certain ordre d’une situation confuse. Comme par cette « omniprésence onirique » (brooding omnipresence (*)) dont a parlé le juge Holmes, la Common Law, dont la rationalité était plutôt latente, attendait d’être explicitée par ceux qui seront ses grands exégètes. Le droit, ce corps rationnel de connaissances, était voué à être expliqué au profane, au clerc en droit ou à l’avocat. La treatise era se perpétua dans le monde de la Common Law mais fut compromise aux États-Unis au début du XXe siècle par le développement de la faculté de droit, de la revue juridique et le prestige symbolique attaché à la qualité de juriste universitaire, et plus généralement à la qualité d’universitaire.

La deuxième période, qui court jusqu’aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale, fut marquée par la montée en puissance de l’école réaliste du droit et un statut de juriste universitaire que l’on qualifiera de « bricolage » (bricolage). Ce fut un contexte caractérisé par une très grande attention portée à l’univers académique des facultés de droit, aussi bien aux États-Unis qu’en dehors, aussi bien dans le monde juridique qu’en dehors. Ce fut également un contexte dans lequel les juristes universitaires étaient particulièrement intéressés à apporter un outillage intellectuel nécessaire à la compréhension de la manière dont le droit résonne sur la société. Cette période du bricolage ne prendra fin qu’après la Deuxième Guerre mondiale, mais avec des mutations déjà à l’œuvre antérieurement. Autant cette période tint à l’écart le travail des juristes universitaires étrangers, autant elle mobilisa considérablement d’autres savoirs universitaires. C’est la période qui vit prospérer l’analyse économique du droit (Law and Economics). Et, loin du genre doctrinal du traité, cette période fut celle qui vit prospérer comme espace doctrinal principal la revue juridique universitaire tenue par des étudiants en droit.

La troisième période est celle qui verra quasiment disparaître la représentation du droit comme étant un champ autonome de la connaissance. Cette période interdisciplinaire (interdisciplinary period) est née de certaines insatisfactions de la période du bricolage et à son manque de rigueur analytique. Lorsque les réalistes considéraient encore que le droit devait être analysé à travers ses propres catégories, la nouvelle période voudra voir le droit éclairé par d’autres disciplines. Le rayonnement des juristes universitaires en a été accru et les facultés de droit furent placées encore plus sous l’orbite universitaire avec ses protocoles rigoureux d’évaluation par les pairs. Le public auquel s’adressait nouvellement le travail doctrinal des juristes universitaires était composé de leurs propres pairs ainsi que de leurs collègues d’autres disciplines, et non plus des juges, des avocats, ni même des étudiants. C’est la période de la prolifération de revues juridiques plutôt spécialisées. Et lorsque les juristes universitaires pouvaient être intéressés à écrire des livres, il s’agissait plutôt d’ouvrages théoricistes.

Il va sans dire que ces trois périodes n’étaient pas totalement unifiées et hermétiques. Des traités continuèrent d’être publiés mais cessèrent d’être dominants. Des travaux voués à aider les juges et les avocats ne continuèrent pas moins d’être publiés (*).

Les grands prêtres des facultés de droit les plus prestigieuses ont fixé les canons du « vrai juriste universitaire », non pas de manière doctrinaire mais de manière prosaïque. Somme toute, le monde des juristes universitaires américains est remarquable par sa fécondité, par son étendue et son poids, mais également par sa distance à l’égard des contingences et des préoccupations des professions dont il fournit des bataillons d’aspirants de plus en plus nombreux. En même temps, le lien défini à Harvard par le doyen Langdell entre le statut académique et l’enseignement du droit s’est émoussé. C’est donc un long voyage que l’on va proposer, depuis Joseph Story à la Nouvelle théorie contemporaine (new theorists), en passant par les réalistes.

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David F. Partlett, "Être juriste universitaire aux États-Unis. Sur la fabrique d’un sacerdoce", in Le Droit américain dans la pensée juridique française contemporaine , 2013.

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