Felix frankfurter, Conversation à bâtons rompus sur Sacco et Vanzetti (années 1950).

Sans nul doute la façon la plus aiguisée, pour expliquer l’essence même de ce qu’il est convenu d’appeler le « drame Sacco-Vanzetti », se trouve dans une remarque que me fit un jour John F. Moors à propos des deux « ritals ». Moors était un Américain d’Amérique, un Bostonien de Boston, un « vrai de vrai », un proche, un ami intime ; c’était évidemment, un camarade de classe de Harvard du président Lowell et un membre de la « Harvard Corporation ». Son amitié avec Lowell a tenu le coup malgré l’attitude peu conformiste de Moors, et évidemment, il lutta avec beaucoup de force pour la cause de Sacco-Vanzetti. Cependant, il m’a dit après que tout fut fini – et cela montrait à la fois son ouverture d’esprit et son esprit de clocher, son estimable esprit de clocher – « C’était caractéristique d’Harvard et dans un sens c’était également ce qui faisait la réputation d’Harvard que deux hommes de la même maison soient à la tête des deux camps opposés dans l’affaire Sacco-Vanzetti. Il y avait d’un côté A. Lawrence Lowell, le président de l’Université, et de l’autre il y avait le professeur Frankfurter de la faculté de droit d’Harvard, et tous deux étaient les chefs de file de ceux exprimant des points de vue opposés ».
Le fait qu’il ait tiré satisfaction de cette largeur d’esprit caractéristique des esprits parmi les moins conformistes d’Harvard, illustre sa profonde dévotion à la faculté de droit ; néanmoins, dans la même discussion, il dit à propos de son ami, Lawrence Lowell, qu’il « était incapable de voir que deux ritals pouvaient avoir raison et que le système judiciaire américain pouvait avoir tort ».
Cela représentait un dilemme pour Lowell que son esprit ne pouvait surmonter, franchir sans difficulté. Les siens, les Américains, avaient raison, et ces étrangers étaient ce qu’ils étaient – pacifistes et réfractaires. Il était incapable de faire ce que d’autres avaient fait, c’est-à-dire reconnaître que les siens avaient tort. Il vous faut dépasser ce doux sentiment de familiarité et le rejeter au loin pour vous tourner vers des loyautés, des vertus abstraites, que sont la vérité et la justice. Cette remarque de Moors allait directement au cœur du problème. Tout comme c’était vrai pour Lowell, c’était vrai pour de nombreuses personnes, pour des juristes qui auraient étouffé leurs convictions allant à contre-courant, qui auraient étouffé une opinion juste, peu important à quel point le raisonnement pouvait être méthodique ou pur, comme c’était le cas ; leurs convictions transcendaient des points de vue établis avec discipline, sachant que les juges et les cours peuvent être dans l’erreur. J’ai écrit dans mon livre sur le cas Sacco-Vanzetti que « la perfection n’est peut être pas exigée en droit, mais la capacité à corriger les erreurs d’une inéluctable faiblesse est la marque d’un système légal civilisé ».
A partir de là, il y avait un certain nombre de juristes pour qui la question n’était pas de savoir si justice devait être faite, mais si nous devions affaiblir toute la structure, autrement dit, le respect pour nos cours. C’est parce que Lowell, une personne bien plus raffinée que le juge Webster Thayer, ne pouvait aller contre les opinions des siens et qu’il nourrissait en même temps l’idée que deux immigrants italiens auraient pu avoir raison, c’est la prise de conscience que c’était ces forces et pas uniquement les individus qui m’avait sauvé de voir cette affaire comme démoniaque.
Un facteur important, un qui aiguisât ma curiosité tout au long de cette affaire, est le fait que cet homme qui était un homme de savoir ne s’éleva pas contre cela. Un certain nombre de personnes, dans le privé, étaient convaincu que tout n’était pas si clair, et les juristes en particulier pensaient ainsi. Je peux songer à une douzaine de juristes qui ont eu des doutes, cela aurait pu ajouter un poids aux prétentions de ceux qui se sont élevés dans cette affaire. Il y a eu plusieurs personnes qui ont effectivement agi. Moors fut l’un des universitaires qui vint voir le Gouverneur et qui lui demanda de nommer le « Lowell Committee ». Ensuite, évidemment, les simples d’esprit, personnes candides qui ne comprennent que peu de choses, ont pensé que tout cela allait marcher comme sur des roulettes puisque le président de l’Université Harvard avait été nommé. Lorsque le rapport de Lowell paru – c’était si simple à plusieurs points de vue – ils n’ont pas dit que ce rapport était de lui. Bien que tout le monde savait qu’il l’avait écrit, ils ont affirmé qu’il s’agissait d’un rapport fait par le très respecté président de l’Université Harvard. Je me souviens avoir confié à un ami, « Ne me parle pas de ce rapport comme de celui du président de l’Université Harvard ! Tu dois aller du rapport à M. Lowell et non de M. Lowell au rapport. Tu dois voir ce rapport comme s’il s’agissait d’un rapport anonyme écrit sur un parchemin, sur un papyrus, qui a été découvert dans une catacombe, et qu’un archéologue capable de le déchiffrer aurait dit en le voyant : « Il s’agit d’un rapport sur la condamnation de deux hommes. Je ne peux comprendre leurs noms – quelque chose comme Sacco et Vanzetti. Cela remonte à plus de 2000 ans, et je suis heureux d’affirmer qu’ont été enterrés les 6000 pages de procès-verbaux, qu’ainsi nous pouvons vérifier ce qui a été dit dans ce rapport à propos des deux hommes contre des faits définitifs et contrôlés – des détails sténographiques. ». Vous n’êtes ainsi pas porté à croire en la crédibilité du rapport en raison de la renommée de l’auteur de ce rapport, et, si le rapport se révèle être anormal par la minutie dans la façon de procéder, alors vous ne dites pas que ce rapport doit être correct/juste parce que le président de l’Université Harvard l’a écrit, mais plutôt quel genre d’homme était le président de l’Université Harvard pour écrire un tel rapport ? ».
Il est très difficile pour les individus de contester l’autorité de certaines personnes et également très difficile de faire lire des documents à des individus. Je me souviens avoir été furieux, vraiment furieux, contre une de mes amies, une femme très intelligente, une aide précieuse, profondément acquise à la cause Sacco-Vanzetti. J’étais furieux lorsque je l’ai entendue dans une soirée privée – évidemment, le cas Sacco-Vanzetti déchira les familles, les amitiés et les associations – discuter de ce cas au dîner avec d’autres personnes, plutôt que de débattre avec ceux qui lui posaient des questions, elle leur répondait « Je ne connais rien de cette affaire. Pour moi il me suffit de suivre la position que Felix Frankfurter a prise ».
Elle ne s’était pas donné la peine de passer deux heures à lire le petit livre que j’avais écrit dans le but de lui permettre de parler de ce cas et de répondre aux questions des personnes ayant des doutes, les sceptiques, qui n’avaient pas non plus lu le livre, qui ne s’étaient pas non plus familiarisés avec les faits, mais qui n’arrêtaient pas d’énoncer des généralités à propos des précisions du rapport de Lowell. Cela était suffisamment vrai dans l’écrasante majorité des cas pour que celui-ci soit une lutte dans l’ombre par des personnes qui de chaque côté évitaient la responsabilité de se renseigner sur ce dont ils parlaient. John Morley dit à un moment – je pense que c’est dans son fameux petit ouvrage On Compromise – que la chose la plus importante dans la vie d’un homme est de dire je crois ceci, je crois cela, en supposant qu’en énonçant une telle opinion, la personne l’aura précédé de toute la réflexion et la recherche nécessaire. A ce moment-là, cette femme – j’étais outragé – s’emporta, mais elle n’avait pas pu prendre une soirée pour lire mon petit livre afin de découvrir quels étaient les faits, ainsi elle aurait au moins pu se confronter avec des personnes qui étaient honnêtes et timides, et non avec l’ignorant, et le désespéré.
Presque tout dans l’affaire Sacco-Vanzetti est important, ceci est en fait un problème assez considérable qui sépare profondément les sentiments et les jugements de tout le monde, qui implique des facteurs qui dépassent les premiers concernés qui, principalement, constitue des forces affectant beaucoup de personnes, nombreuses n’étant pas des acteurs immédiats de l’affaire. Cela implique des questions qui excitent toujours ma curiosité. Peu de questions m’ennuient plus que celle de savoir ce qui rend les personnes lâches, timides et craintives de dire publiquement ce qu’elles affirment en privé. Par « personne » je ne désigne pas celles qui sont économiquement dépendantes et qui ne peuvent revendiquer de parler en leur âme parce qu’ils doivent déjà nourrir leurs femmes et leurs enfants, mais je parle de ceux qui sont économiquement indépendants, ceux qui ont une position, ceux qui en s’exprimant publiquement s’attaqueraient aux raisons actuelles et participeraient de l’irrationalité actuelle. Mais qu’est-ce qui fait de tant d’hommes de si timides créatures ?
Je peux m’en donner quelques réponses. Les individus veulent éviter les dissensions. La vie est suffisamment difficile même lorsque vous possédez un compte en banque. La vie est suffisamment complexe, pourquoi lui rajouter des difficultés ? « Pourquoi prendre un risque ? » comme le dit la chanson. « Pourquoi se tordre le cou ? » voilà une autre invitation à ne rien faire ! Même les individus économiquement indépendants ne sont pas socialement indépendants. Ils ont sans doute de l’argent à la banque, mais ce n’est pas tout ce qu’ils souhaitent. Ils veulent être interrogés à des dîners dans certains lieux. Ils veulent être candidats à certaines fonctions. Ils souhaitent devenir grands maîtres de loges maçonniques Ils veulent obtenir un diplôme d’un certain type de faculté ou d’université. Ils ne veulent pas provoquer de difficultés pour leurs femmes. Ils ont des femmes idiotes qui ont des intérêts sociaux ou des ambitions. Ou bien s’ils font l’objet d’une polémique publique, leur fils se trouvant en école préparatoire sera doté d’un fort caractère, « Oh, c’est ton père qui a dit cela ». Il y a mille et une raisons, en plus de l’asservissement à la dépendance économique, qui rendent les individus hésitants, timides, lâches, avec toutefois pour résultat que ceux qui n’ont aucun scrupules, qui sont impitoyables, qui se fichent éperdument de tout et de tout le monde, influencent des cercles de plus en plus larges, et vous en arrivez à des situations tels que les mouvements hitlériens en Allemagne, la progression de Huey Long en Louisiane, le maccarthisme qui a intimidé la plupart des sénateurs des États-Unis d’Amérique, ou du moins qui n’osaient plus parler, etcetera, etcetera.
Donc l’affaire Sacco-Vanzetti pour moi fut la manifestation de ce que l’on pourrait appeler la condition humaine. Le résultat en est que je ne pensais pas que devrait être minimisées les trivialités de quelques personnes. Oh, bien sûr. Si un autre juge avait présidé, ou si le gouverneur du Massachusetts à ce moment avait été une créature moins vulgaire, analphabète, sûre de soi, fière de sa fortune que ne l’était Alvin Fuller, cela aurait pu se passer autrement….

Felix Frankfurter est alors juge à la Cour suprême (il a été nommé à la Cour suprême par le président Franklin D. Roosevelt en 1939, s’est retiré de la Cour en 1962 et est mort en 1965) lorsqu’il donna cette conférence dont la présente traduction est faite à partir d’un enregistrement de ladite conférence par Harlan B. Phillips de Columbia (Felix Frankfurter Reminisces, Recorded in Talks with Dr. Harlan B. Phillips, Reynal and Company, 1960).

Traduit de l’anglais américain par Elisabeth Dugré
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