"Lanceur d’alerte" : deux questions à dissoudre

Bradley Manning – le jeune homme “naïf et bien intentionné”, selon les mots de son avocat, qui a livré à Wikileaks des documents classés secret défense de l’armée américaine – est donc reconnu coupable de violations du droit criminel fédéral des États-Unis, sans pouvoir bénéficier des excuses ou des immunités prévues par ce même droit fédéral pour les “lanceurs d’alerte”. A distance d’une injonction de certains médias à concevoir Wikileaks, Manning ou Snowden comme des hérauts de la liberté démocratique, l’on préfère garder une certaine réserve intellectuelle, le temps de prendre au sérieux deux questions.

La première question est celle de savoir ce qu’est et/ou doit être un lanceur d’alerte (whistle-blower).

Une première conception du lanceur d’alerte veut qu’il s’agisse d’un salarié ou d’un agent public qui révèle des informations dont il pense raisonnablement qu’elles sont la preuve d’une illégalité, d’un gaspillage majeur, d’une fraude, d’une gouvernance dysfonctionnelle, d’un abus de pouvoir, d’un risque concret et substantiel pour la sécurité publique ou la santé publique. Cette définition est celle revendiquée par une institution démolibérale (The Accountability Project), et qui en infère que, de son point de vue, ni Manning, ni Snowden ne sont des lanceurs d’alerte. Cette conception du lanceur d’alerte a une double caractéristique : d’une part elle conçoit le lancer d’alerte par son but et par son résultat, l’obtention d’une correction effective des choses ; d’autre part, elle n’envisage pas le lancer d’alerte comme étant intrinsèquement tourné vers les médias mais plutôt vers tous les détenteurs de pouvoirs sociaux (dirigeants de la structure concernée, élus, médias bien sûr).

Le droit fédéral américain protecteur des lanceurs d’alerte participe de cette économie intellectuelle, d’où par exemple les protocoles précis qu’il définit spécialement pour ceux des agents publics fédéraux détenteurs d’informations classifiées et susceptibles de constituer la preuve d’une illégalité, d’un gaspillage majeur, d’une fraude, d’une gouvernance dysfonctionnelle, d’un abus de pouvoir, d’un risque concret et substantiel pour la sécurité publique ou la santé publique.

Une deuxième conception du lanceur d’alerte veut qu’il s’agisse d’un salarié ou d’un agent public qui révèle des informations mettant hypothétiquement en évidence une politique (publique ou privée) ou des actes avec lesquels il n’est pas d’accord philosophiquement, quand bien même cette politique et ces actes seraient légaux.

On voit bien la profondeur de philosophie politique qui sépare ces deux manières de penser le lanceur d’alerte : on y a, en arrière-plan, le débat sur l’obéissance à la loi versus la désobéissance à la loi “injuste”. Et depuis au moins la mort de Socrate, jusqu’à la désobéissance civile d’Henry D. Thoreau, en passant par l’Antigone de Sophocle ou le débat sous la Révolution entre partisans et adversaires d’une consécration d’un droit de résistance à l’oppression dans la déclaration des droits de l’homme, la question est difficile et délicate.

Or autant aux États-Unis la définition du lanceur d’alerte a toujours divisé et continue de diviser les journalistes et les organisations de défense des droits et des libertés – l’on n’a pas assez prêté attention ici à l’article du Washington Post dans lequel Floyd Abrams, l’avocat du New York Times dans l’affaire des Pentagon Papers réfutait toute comparaison avec Wikileaks – autant de ce côté-ci de l’Atlantique, la signification que l’on prête à cette expression n’est jamais explicitée dans les usages qui en sont faits. De fait, certains médias américains parmi les plus “sérieux” s’interdisent de qualifier Edward Snowden de lanceur d’alerte. Ils préfèrent utiliser l’expression leaker tant que la démonstration n’est pas faite de ce que le programme de la NSA dont il a révélé l’existence, pour avoir une base légale, est néanmoins contraire au IVe Amendement de la Constitution comme le soutiennent les défenseurs d’E. Snowden.

Quelle que soit la définition que l’on donne au lanceur d’alerte − on touche ici à la deuxième question à dissoudre − si cette qualité doit faire bénéficier à son titulaire une immunité administrative, pénale et civile, quel pourra bien être encore l’intérêt du secret des sources des journalistes ? En effet, la justification de ce secret est la protection de lanceurs d’alerte contre des poursuites ou des sanctions de quelque nature. D’autre part, et pour ainsi dire, le secret des sources des journalistes est un principe par défaut dans la mesure où, idéalement, dans une société démocratique, la mise en cause de la responsabilité légale ou morale de détenteurs de pouvoirs sociaux doit se faire à découvert, ne serait-ce que pour permettre à chacun de juger de la crédibilité et de la pureté des intentions du lanceur d’alerte. C’est parce que cette exigence peut avoir un effet réfrigérant sur la dénonciation de violations de la loi ou d’autres dysfonctionnements que l’idée du secret des sources des journalistes a prospéré. Mais si la loi elle-même garantit l’immunité aux lanceurs d’alerte (évidemment, cette loi est loin d’exister parfaitement dans les pays démocratiques), on ne voit pas très bien l’intérêt qu’ils peuvent encore avoir à exiger du journaliste auquel ils se livrent ou livrent des informations classifiées l’anonymat garanti par le secret des sources. Par suite, la question est de savoir ce qui est préférable : une législation qui protège rigoureusement le secret des sources des journalistes ou une législation qui protège pleinement les lanceurs d’alerte ?

Pascal Mbongo

Texte paru le 31 juillet 2013 sur le Huffingtonpost.fr

Tags : lanceur d’alerte - Liberté d’expression - Secret des sources - Etat de droit - Bradley Manning - Edward Snowden - Wikileaks

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