Un juge peut-il appartenir à un groupe de tendance ?

Un article du journal français Le Point a pris prétexte d’une polémique américaine récente pour, supposément, édifier les lecteurs de l’hebdomadaire sur une « société secrète qui noyaute la justice américaine », la Federalist Society. On ne pouvait pas faire plus franco-centré : d’une part, la Federalist Society n’a strictement rien d’une « société secrète » ; d’autre part, l’importance des nominations contemporaines de juges fédéraux conservateurs a une explication rationnelle, puisqu’elle est… institutionnelle.

Autant donc partir de la polémique américaine elle-même.

I. Les Etats-Unis sont le pays au monde qui, incomparablement à aucun autre, a tout à la fois :

1/ « théorisé » l’idée selon laquelle aucun juge ne saurait être « neutre » (les « réalismes juridiques » américains – antérieurs au réalisme scandinave − tirent leur force de leur relief anthropologique) ;

2/ donné ou conçu de donner au principe de l’« impartialité du juge » une « portée normative » (pour parler comme en France) bien plus étendue que celle promue, par exemple, par la Cour européenne des droits de l’Homme (*).

II. L’avis polémique

L’appartenance d’un juge à la Federalist Society ou à l’American Constitution Society :

« est susceptible de donner à croire que le juge adhérent partage les opinions et les perspectives idéologiques particulières promues par cette organisation… et compromet en général la confiance du public en l’intégrité et l’indépendance de l’institution judiciaire ».

Cette analyse ressort d’un projet d’avis (ci-après), daté de janvier 2020, de la commission d’éthique (15 membres) de la Judicial Conference, l’instance représentative des juridictions fédérales américaines, que préside statutairement le président de la Cour suprême des Etats-Unis.

Ce projet d’avis a été rendu sur le fondement du « Canon 4 » du « Code de conduite des juges des États-Unis » : ces dispositions se rapportent aux activités extra-judiciaires compatibles ou non avec la qualité de juge, étant précisé que le « Canon 5 » vise spécialement des « activités politiques ».

Ce projet d’avis distinguait l’adhésion à ces deux organisations et la simple participation à leurs initiatives, qu’il s’agisse par exemple de l’animation d’une table ronde ou d’une intervention. Du point de vue des auteurs de l’avis, autant l’adhésion à ces organisations ne laissait aucune équivoque aux yeux du public sur les préférences jurisprudentielles des intéressés, autant il en va autrement de la simple présence à des sociabilités de ces organisations, que les Américains sont habitués à ne pas considérer comme « une approbation des points de vue et des positions de l’hôte ».

Les juges fédéraux membres de cette commission disent avoir ainsi tiré les conséquences de trois principes anciens : le premier voudrait que les juges fédéraux n’aient d’activités extérieures à leurs fonctions que pour autant qu’elles se rapportent à « l’amélioration générale du droit ou du système juridique », et non à des objectifs sociaux, civiques ou politiques spécifiques ; le deuxième principe veut que les juges doivent éviter des organisations qui pourraient raisonnablement faire douter de leur impartialité ; le troisième principe voudrait que les juges doivent être sûrs de ce que leur participation à un groupement quelconque ne peut raisonnablement être considérée comme une approbation de ses positions.

Quant à savoir pourquoi la Federalist Society et l’American Constitution Society ont spécialement justifié son avis, la commission n’a pas caché qu’elle a tenu compte de ce que les deux organisations étaient chien et chat, puisque la Federalist Society a expressément été créée en vue de lutter contre la domination des idées « de gauche » dans la pensée juridique américaine, depuis les facultés de droit jusqu’aux juridictions fédérales. Et que l’American Constitution Society a été créée, à son tour, afin de lutter contre la « guerre culturelle » menée par la Federalist Society.

L’avis de la commission, qui ne se voulait pas rétroactif, ne revenait pas moins à questionner l’appartenance de nombreux juristes (y compris leurs clercs et autres collaborateurs) à l’une ou l’autre de ces deux organisations, souvent depuis leurs premières années de pratique du droit pour les plus jeunes. C’est qu’en effet, la Federalist Society est une sociabilité de juristes réputés « conservateurs », lorsque l’American Constitution Society réunit plutôt des juristes réputés « progressistes ».

Juges fédéraux_Impartialité_projet d'avis_2020 by Pascal Mbongo on Scribd

III. Le clivage idéologique entre ces deux « camps » est abrité derrière des controverses d’herméneutique constitutionnelle : les uns ont en horreur la création judiciaire de « droits non expressément prévus par la Constitution » et les extensions judiciaires des compétences de l’Etat fédéral au détriment de celles des Etats. Les autres, au contraire, sont favorables aux interprétations dynamiques de la Constitution, celles qui ont permis de reconnaître l’égalité en faveur des Noirs, l’interruption volontaire de grossesse, les droits des homosexuels et des lesbiennes, souvent contre… les législations des Etats.

Les premiers croient pouvoir reconnaître les juges favorables à leurs idées politiques, économiques et sociales. Les seconds ne le font pas moins. La Federalist Society, contrairement à ce qu’écrit Le Point, n’est donc pas « secrète », et « noyaute » d’autant moins la justice américaine qu’il n’est question ici que de la justice fédérale qui, certes, est politiquement importante puisque c’est elle qui, au quotidien, fait prévaloir la Constitution fédérale sur toutes sortes d’actes juridique des Etats et de l’Etat fédéral.

Simplement, et en substance :

1/ quand le président des Etats-Unis et le Sénat sont républicains, elle milite et manœuvre ouvertement en faveur de juges conservateurs pour les nominations du président aux postes de juges fédéraux. Sans cependant toujours avoir la certitude d’un « retour sur investissement » : les plus conservateurs des républicains, dont le président Trump qui n’a pas manqué d’occasions de le critiquer sur twitter, tiennent en grippe le président de la Cour suprême, John Roberts, parce qu’il donne sa voix, à l’occasion, aux « progressistes », comme dans le célèbre arrêt de la Cour suprême qui, grâce à sa voix, a sauvé la loi sur l’assurance-maladie de la présidence Obama. Un texte que les républicains ne sont pas parvenus à « détricoter » par la voie parlementaire.

2/ quand le président est démocrate et le Sénat républicain (sachant toujours que le Sénat doit « consentir » aux nominations par le président des juges fédéraux), il procure aux sénateurs républicains des argumentaires sur les écrits en tant qu’étudiants en droit (eh oui, jusque, y compris, aux « exposés »), les plaidoiries en tant qu’avocats et les productions comme procureurs ou juges des personnes choisies par le président (rares sont les juges fédéraux [et les procureurs fédéraux] qui n’ont pas été inscrits à un barreau après leurs études de droit). Deux choses limitent néanmoins l’influence de la Federalist Society dans cette hypothèse : premièrement, les sénateurs de chaque camp ont pour règle non-écrite de ne pas s’opposer à la nomination comme juges fédéraux des pressentis présidentiels qui, « enfants de l’Etat » où leur nomination est envisagée, ont les bonnes grâces ou l’avis non-défavorable des sénateurs dudit Etat ; deuxièmement, une règle de Fair play constitutionnel veut que le Sénat, lorsqu’il « cohabite » avec le président, s’interdise autant que faire se peut, de s’opposer à ses nominations de juges fédéraux.

3/ quand le président et le Sénat sont démocrates, la Federalist Society ne se met pas en congé. Elle définit en conséquence sa stratégie argumentative et politique, aussi bien auprès du président que des sénateurs républicains.

Ce 12 février 2020, le Sénat a ainsi consenti à quatre nominations par Donald Trump de juges fédéraux. Et les votes ne furent pas strictement partisans. Le juriste Matthew Schelp, ancien procureur fédéral, ancien avocat civil, ancien membre du JAG, membre de la Federalist Society depuis 2015 a ainsi été confirmé par le Sénat à une cour fédérale du Missouri par 72 voix contre 23, c’est-à-dire avec des voix démocrates. Le juriste John Kness, ancien procureur fédéral, devient de son côté juge fédéral dans l’Illinois avec une confirmation sénatoriale de 81 voix contre 12. Une troisième confirmation a porté sur la nomination comme juge fédéral à New York de l’avocat Philip Halpern par 77 voix contre 19. La nomination la plus contestée par les démocrates fut celle de Joshua Kindred dans l’Alaska. Sa confirmation fut ainsi acquise par 54 voix contre 41 : comme il était l’un des avocats de producteurs d’hydrocarbures dans l’Alaska, les démocrates ont douté de sa bonne disposition vis-à-vis des lois protectrices de l’environnement.

Outre les observations qui précèdent, l’article du Point souffre de ne pas tenir compte de ce fait : c’est il y a… 30 ans que la pyramide des âges des juges fédéraux Américains (lesquels sont inamovibles) a annoncé que c’est dans les années 2010-2020 qu’il faudrait renouveler considérablement les cours fédérales américaines. Aussi l’un des griefs faits à Barack Obama par les juristes « progressistes » ou « libéraux », dont… l’American Constitution Society, est-il qu’il n’a pas « mis le paquet » et procédé à toutes les nominations de juges fédéraux (son reliquat était important) qu’il était en situation de nommer – quitte à relativiser « ses principes de professeur de droit de Harvard » (sic). Le président Trump n’a certes pas les mêmes tropismes libéraux-diversitaires que le président Obama et ses multiples critères, le pedigree universitaire, la diversité ethnoraciale, la diversité de genre, la diversité des orientations sexuelles, la diversité des affiliations religieuses, la diversité entre les juristes flamboyants de la côte Est/Ouest et ceux, bien plus nombreux, qui commettent leur labeur dans le Missouri ou le Minnesota.

IV. Le projet d’avis du comité d’éthique de la Judicial Conference sur l’appartenance des juges fédéraux à la Federalist Society ou à l’American Constitution Society a vite fait de provoquer des réactions de toutes parts, dont celle, remarquée, d’un éminent juge de la Cour suprême des Etats-Unis, et même son juge le plus fièvrement conservateur, le juge Clarence Thomas, lui-même sociétaire de la Federalist Society. C’est le Washington Post qui a rapporté comment au cours d’un raout intello-politique de la Federalist Society tenu en janvier 2020 en Floride, le juge Thomas a eu l’occasion de dire, à mots feutrés, son opposition à cette idée : « Donc je suppose que je ne peux pas revenir (à vos rencontres si cette idée entrait en vigueur) », a-t-il dit. « Certains d’entre nous ripostent », a voulu le rassurer son interlocuteur lors de ce colloque, le juge fédéral Gregory Katsas, lui aussi membre de la Federalist Society, qui a fait savoir à la même occasion que plusieurs juges fédéraux membres de l’Association avaient saisi la commission judiciaire… du Sénat.

L’American Bar Association n’a pas moins refusé cet avis, quand bien même épargnait-il, par ailleurs, les juges fédéraux membres de certains de ses comités.

La plus copieuse critique de ce projet d’avis a été publiée dans la revue (conservatrice) National Review, par la juriste (conservatrice) Carrie Severino(**), une ancienne assistante du juge Thomas à la Cour suprême, qui dirige elle-même un think tank judiciaire, le Judicial Crisis Network, se revendiquant des idéaux du conservatisme. Le projet d’avis, faisait-elle remarquer, aurait pour conséquence d’interdire aux juges toute adhésion à tout « groupe affinitaire » ou « groupe de tendance », puisque ces groupements ont quasiment tous l’habitude de déposer des mémoires en amicus curiae devant les tribunaux afin d’y défendre des décisions conformes à leurs préoccupations.

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(*) Différentes pratiques françaises ont pu faire l’objet d’un étonnement dans la presse juridique américaine : − l’activité militante du président du Conseil constitutionnel autour de la Cop 21, alors que « le climat » est désormais un sujet majeur de contentieux constitutionnel ; − la pratique française du détachement ou de la nomination de juges à des fonctions administratives relevant du pouvoir exécutif (directeur des Affaires juridiques d’établissements publics ou dans les ministères, directeur d’offices divers) ; − la règle statutaire du droit de la fonction publique française qu’est la « position » de « disponibilité » qui permet de réintégrer son corps dans la fonction publique après être parti dans le secteur privé (aux Etats-Unis, ce « ticket de retour » n’existe pour aucun agent public, fonctionnaire ou contractuel, parce qu’il est assimilé à une rente) ; − les commentaires de presse et les interviews de magistrats anti-terroristes ou de syndicats de magistrats sur des procédures pénales en cours ; − la figuration de magistrats dans des associations ayant la faculté d’agir en justice pour des causes et des affaires relevant de leur objet social.

(**) Lire ou écouter la deuxième partie, la troisième partie, la quatrième partie et la cinquième partie de l’article.

13 février 2020

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