Avec leurs nombreuses « lois mémorielles », à l’échelle fédérale comme à l’échelle des États, les États-Unis ne font pas exception dans l’histoire des nations. Et, comme dans d’autres contextes nationaux, ces lois peuvent être un choix symbolique entre plusieurs vérités historiques notoires. Le Juneteenth National Independence Day Act, la loi promulguée le 17 juin 2021 par le président Joe Biden, qui fait du 19 juin un jour férié fédéral, en souvenir de la fin de l’esclavage (Public Law No : 117-17), en est un exemple.
Promulgation par le président des Etats-Unis, le 17 juin 2021,du Juneteenth National Independence Day Act
En effet, la fin de l’esclavage se prête à plusieurs dates. Constitutionnellement, c’est la date du 6 décembre 1865 qui fait autorité puisque c’est le jour où, à la faveur de la ratification par le parlement de la Géorgie du XIIIe Amendement de la Constitution américaine, cette révision constitutionnelle abolitionniste entra en vigueur. Une deuxième date disponible est celle du 1er janvier 1863, avec la Proclamation d’émancipation du président Abraham Lincoln. L’on peut encore vouloir dater la fin de l’esclavage aux États-Unis du 9 avril 1865, jour de la reddition de Robert E. Lee (Armée de Virginie du Nord) devant les troupes fédérales et avant qu’il ne se rende au lieutenant-général Ulysses S. Grant à l’issue de la bataille d’Appomattox Court House en Virginie. Cette date, comme celle du 12 avril et de la cérémonie officielle relative aux documents signés trois jours plus tôt, se heurte cependant à une objection : cette reddition n’avait pas engagé tous les États esclavagistes.
Plus exactement, le Texas, qui était resté éloigné autant de l’Union que de la Confédération, continuait d’être esclavagiste, au point que de nombreux propriétaires d’esclaves d’autres États esclavagistes avaient accouru vers lui aussitôt connue la reddition du chef militaire confédéré. Ce n’est que le 18 juin 1865 que les troupes fédérales, sous l’autorité du général Gordon Granger, débarquèrent au Texas, ce dernier devenant le dernier État confédéré à être placé sous l’autorité politique du gouvernement fédéral et sous son protectorat militaire (sur la « sudisation » du Texas, voir nos développements dans Blancs mais Noirs. Le passing, une mascarade raciale aux Etats-Unis ).
La scène et l’action qui font désormais du 19 juin un jour férié fédéral se sont ainsi déroulées le 19 juin 1865, lorsque le général Gordon Granger, à Galveston, lut le décret, resté à l’histoire sous le titre de General Order n° 3, portant application au Texas de la Proclamation d’Émancipation d’Abraham Lincoln :
« Le peuple du Texas est informé de ce que, conformément à une proclamation de l’exécutif des États-Unis, tous les esclaves sont libres. Cela implique une égalité absolue des droits personnels et des droits de propriété entre les anciens maîtres et les esclaves, et le lien existant jusqu’ici entre eux devient celui entre l’employeur et le travail salarié. Il est conseillé aux affranchis de rester tranquillement dans leurs maisons actuelles et de travailler pour un salaire.
Ils sont informés qu’ils ne seront pas autorisés à se rassembler aux postes militaires et qu’ils ne seront pas entretenus dans l’oisiveté ni là ni ailleurs ».
Le général Granger, et à travers lui le gouvernement fédéral, ne s’adressait pas seulement aux propriétaires d’esclaves et aux esclaves durablement installés au Texas, mais également aux 150.000 esclaves amenés au Texas par leurs propriétaires du Mississippi, de la Louisiane et des régions avoisinantes après que les troupes fédérales ont pris possession en 1862 de La Nouvelle-Orléans.
Pendant près d’un siècle, Juneteenth (mashup de « juin » et de « 19e ») ne fut qu’un lieu de mémoire texan. Dès 1866, Les Afro-Américains de l’État prirent l’habitude de le célébrer. Les spectacles et les fêtes (défilés, barbecues, rassemblements de prière, lectures historiques et culturelles, musiques et danses) le disputaient à la gravité puisque les Noirs du Texas rendaient alors hommage aux plus âgés des personnes émancipées et se réjouissaient de voir reconstituées des familles séparées ou dispersées par l’esclavage.
Emancipation Day, Freedom Day, Jubilee Day, Juneteenth Independence Day, Black Independence Day – soit les autres appellations de Juneteenth au fil du temps – devint ainsi la plus importante journée mémorielle au Texas après la fête nationale des États-Unis. Aussi le Texas fut-il le premier État fédéré à en avoir fait, en 1980, un jour férié, à la faveur d’un chassé-croisé historique : si l’importance de cette référence mémorielle avait décru au Texas au début du XXe siècle à la faveur de l’émigration de très nombreux Noirs vers des États de l’Ouest, ceux-ci importèrent néanmoins Juneteenth dans ces États, favorisant ainsi du même coup son appropriation progressive à l’échelle nationale, avec les encouragements de nombreuses associations militant en faveur de sa reconnaissance comme « lieu de mémoire » nationale.
Après trois législations d’État seulement dans les années 1990 (la Floride en 1991, l’Oklahoma en 1994, le Minnesota en 1996), la consécration légale de Juneteenth comme journée mémorielle s’est généralisée depuis l’an 2000, le Dakota du Nord étant le dernier État à avoir rejoint le mouvement (2021). Seuls Haïti et le Dakota du Sud, au 17 juin 2021, ne disposaient pas d’une loi mémorielle sur Juneteeenth. Le district fédéral de Columbia avait pour sa part fait droit en 2003 à la demande d’une loi mémorielle promue par le Modern Juneteenth Movement. Ces lois mémorielles ont une substance variable allant de la simple désignation de Juneteenth comme une journée du souvenir à la consécration d’un jour férié et payé dans l’État en passant par celle d’un jour férié et payé seulement pour les agents publics (le Texas, l’État de New York, la Virginie et l’État de Washington à l’Ouest des États-Unis).
Au niveau fédéral, entre discours, résolutions et propositions législatives, Juneteenth était sur l’agenda annuel du Congrès depuis une vingtaine d’années. Sous bénéfice d’inventaire, la Compilation of Presidential Documents suggère que c’est le président George W. Bush (2002-2009) qui a inauguré la tradition reprise par le président Barack Obama (2010-2017) puis par le président Donald J. Trump (2018-2021) consistant à édicter chaque 19 juin en mémoire de Juneteenth un acte juridique quoique sans conséquences juridiques, une « proclamation ». Leurs prédécesseurs discouraient sur le 19 juin à travers des déclarations orales.
Déposé au Sénat d’abord en 2020 puis le 25 février 2021, le Juneteenth National Independence Day Act y traînait avant que, à la surprise générale, le Sénat ne décide à l’unanimité en séance plénière le 15 juin 2021 d’en décharger sa commission judiciaire. Ce qui revenait à l’adopter, unanimement donc. Le lendemain, le texte était adopté par la Chambre des représentants par 415 voix contre 14. Deux de ces élus républicains hostiles au texte viennent du… Texas. L’un d’eux, Ronny Jackson, voulut d’abord se prévaloir de ce que l’intitulé de la loi n’était pas très heureux à ses yeux. Sans être explicite, il contestait l’équivalence ressortant supposément entre Independance Day , la fête nationale, et Juneteenth National Independence Day. Il aura néanmoins vite fait de reprendre à son compte les arguments qui avaient jusqu’alors prévalu chez les républicains contre l’idée d’un jour férié fédéral pour Juneteenth . « Juneteenth, dira-t-il, est une partie importante de notre histoire, en particulier au Texas. Je soutiens les vacances de Juneteenth au Texas et je soutiens tous les Américains qui les célèbrent. Cependant, je ne suis pas en faveur de l’augmentation des jours de congé pour les employés fédéraux. De nombreux Américains ont l’impression que le gouvernement fédéral ne fait pas du bon travail pour eux tel qu’il est. Par exemple, plus de 60 % des Américains désapprouvent les performances professionnelles du Congrès. Je ne connais aucune autre organisation qui récompenserait les employés avec des jours de congé supplémentaires avec cette mauvaise évaluation d’emploi. Nous devons créer des emplois, développer notre économie et lutter contre les menaces mondiales comme la Chine, pas créer plus de jours de congé pour les personnes qui ont été totalement incapables de répondre aux besoins du peuple américain. »
D’une certaine manière le vote à la Chambre des représentants sur la nouvelle loi est plus accordé à l’opinion contemporaine des Américains que l’unanimité du Sénat. Un sondage Gallup publié le 15 juin 2021 faisait apparaître qu’interrogés sur ce qu’ils savent sur Juneteenth, 12 % de tous les Américains répondent « beaucoup », tandis que 28 % déclaraient n’en rien savoir. Le sondage disait encore que les Afro-Américains sont plus familiarisés à Juneteenth que les Blancs : près de 70 % des Afro-Américains revendiquent des connaissances sur cet événement, contre 31 % des Américains blancs. Enfin, on aura noté que le rapport à cet événement est traversé par un clivage partisan puisque si 74 % des démocrates considèrent favorablement l’incorporation de cet événement au programme des écoles publiques, contre seulement 17 % des républicains, ces derniers (les républicains) étant même 31 % à être rétifs à l’ajout de Juneteenth aux cours d’histoire.
Juneteenth USA Chambre des représentants 16 Juin 2021 by Pascal Mbongo on Scribd
Pascal D. Mbongo
Photo de l’article : couverture du roman posthume de Ralph Ellison.
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